Ce que les historiens appellent la crise agricole est sans doute l'événement le plus déterminant dans l'histoire économique du Québec jusqu'à la révolution industrielle. Ses causes sont complexes et profondes et ses conséquences sont innombrables. La crise agricole contribue au départ vers les États-Unis de près de 700 000 Québécois avant 1900, en plus de causer indirectement les rébellions de 1837-38. Voici les quatre causes principales de la crise agricole:1. L'étroitesse du territoire cultivable. Les terres cultivables d'une manière rentable se bornent à la vallée du Saint-Laurent, soit 2% du territoire québécois actuel. Sauf dans la grande plaine de Montréal, qui va de Saint-Jérome à Saint-Hyacinthe, la plaine cultivable se limite parfois à quelques kilomètres de part et d'autre du fleuve. Or ce territoire est déjà bien peuplé et cultivé depuis plus d'un siècle en 1810.
2. La croissance de la population. La Conquête de 1760 ne constitue nullement une rupture sur le plan démographique. Entre 1780 et 1880 la population du Québec double en moyenne à tous les 25 ans. Croissance vertigineuse d'une population qu'il faut nourrir et à qui il faut offrir des terres. Jusqu'au XIXe siècle, il suffisait d'ouvrir de nouvelles terres en défrichant vers l'intérieur. Mais la plaine est étroite. Joseph Bouchette constate par conséquent en 1822 que dans bien des parties de cette province les terres sont subdivisées à un point qu'elles ne suffisent plus au cultivateur et à sa famille.
3. La culture intensive du blé. A l'époque de la Nouvelle-France, outre l'avoine servant à nourrir les chevaux, on ne produit généralement que du blé. En cela la France poursuivait au Canada une pratique séculaire. Les redevances au seigneur, les dîmes à l'Église, même les dettes aux marchands généraux étaient surtout payées en blé. Ses qualités de conservation font en outre du blé la denrée commerciale par excellence. La Conquête de 1760 ne transforme pas cette pratique au point plutôt de la fixer. La production augmente donc allègrement dans les années 1780 à 1800 alors que l'Angleterre importe les surplus provenant du Canada. Mais la monoproduction de blé et l'absence de rotation des cultures entraînent une détérioration accélérée du sol qui n'a plus produit, comme on l'écrit en 1850, qu'un grain maladif et sans la force de résister aux accidents. Disons aussi que du fait de son climat humide et de ses étés courts, la vallée du Saint-Laurent n'est pas particulièrement propice à la culture du blé.
4. Les techniques agricoles déficientes. Le censitaire dans le régime seigneurial n'a pas nécessairement intérêt à augmenter sa production puisqu'il devra en verser une portion d'autant plus grande au seigneur. En fait ce système n'encourage pas l'implantation d'une agriculture fortement commerciale puisqu'il ne favorise pas la circulation de l'argent. On observe donc une stagnation relative des techniques employées en Nouvelle-France et qui se maintient par la suite. Après la Conquête, les Canadien-Français avaient aussi dû se réfugier contre leur gré dans l'agriculture parce qu'ils avaient été chassés du commerce et de l'administration et s'y consacraient donc avec apathie. Quoi qu'il en soit, nombreux sont les exemples démontrant le piètre état des fermes avant 1850: engrais peu utilisés, labours négligés, mauvais drainage des terres, bétail peu nombreux et en mauvais état.
D'autres causes ont des conséquences plus indirectes. Mentionnons l'endettement des paysans à cause de la baisse des ventes des surplus et surtout à cause de l'augmentation des redevances versées aux seigneurs. Cet endettement ralentit la modernisation et accélère l'exode rural. Il faut aussi souligner la faiblesse du réseau de transports qui ne permet pas aux agriculteurs d'écouler leurs produits à des prix concurrentiels. Ce dernier inconvénient affecte en particulier les paysans anglophones des Cantons-de-l'Est qui ne s'en sortent pas mieux que les francophones. Notons enfin la faiblesse du marché des villes encore trop modeste pour soutenir une agriculture commerciale. Pour toutes ces raisons, la production décline donc rapidement. D'exportateur net, le Bas-Canada devient importateur de blé. On n'en cultive pas suffisamment pour se nourrir. Les prix ont beau monter après 1830 et surtout après 1850, ce sont les terres plus productives de l'Ontario qui pourront seules en profiter.
Que faire? Nos ancêtres, pour être conscients du problème, savaient que la solution n'était pas simple. La modernisation, l'amélioration des transports, la colonisation restent des solutions à long terme ou hors de leur portée. Dès lors, bon nombre de paysans ruinés décident, comme nous le verrons plus loin, de s'exiler aux États-Unis. Pour ceux qui restent, la seule solution à court terme, et qui permette de nourrir les familles nombreuses, est d'abandonner la culture du blé et de s'orienter vers une agriculture autarcique dite de subsistance.
Dès le début du XIXe siècle, l'abandon de la culture du blé est engagé. Lui qui représentait 60% des surfaces en 1800, n'en représente plus que 22% en 1827 et seulement 4% en 1844. La production de blé diminue d'ailleurs au Québec en même temps que celle d'autres régions en Amérique du Nord devant la concurrence des terres plus productives du Midwest. On conserve l'avoine pour les indispensables chevaux, mais, pour le reste, triomphent les légumineuses: les pois, les fèves et les plantes à tubercules, comme le navet et surtout la pomme de terre. Selon J. Provencher de 1827 à 1844 la pomme de terre représente 46% des récoltes alimentaires du Bas-Canada. On en produit généralement entre 50 et 200 minots par ferme. De Hull à Gaspé, nul climat, semble-t-il ne lui convient mieux! L'abandon de la culture commerciale du blé entraîne une recherche de l'autosuffisance: on se nourrit de ses porcs, on consomme son sirop d'érable, on s'habille de la laine de ses moutons, on fait ses chandelles, etc. Naît ainsi tout un pan de la culture québécoise, celle du débrouillard, adroit et ingénieux.
Mais ces cultures nourricières restent peu compétitives et n'accèdent que rarement à la commercialisation. Dans les faits, la recherche de l'autarcie aura pour effet d'enfoncer l'agriculture du Québec dans la crise. En renonçant au marché, les agriculteurs doivent renoncer à des revenus en espèces pour leurs produits. L'argent disparaît littéralement des campagnes. Cela ne règle par ailleurs en rien le problème de l'endettement qui s'accélère. Les paysans retardent le paiement des redevances et sont chassés par le seigneur cependant que les curés doivent accepter de mauvaise grâce que la dîme leur soit versée sous forme de pois ou de navets.
Posséder une seigneurie n'est par conséquent plus une bonne affaire. De plus en plus les seigneurs cherchent à rentabiliser leurs terres d'une autre manière: sous forme de concession forestière, en attirant les manufactures ou simplement en pratiquant la spéculation. Certains seigneurs comme Barthélémy Joliette dans l'Assomption ou Edward Ellice dans Beauharnois se comportent ainsi en véritables capitalistes cherchant à utiliser leurs droits pour en tirer du profit. Le régime seigneurial est entré en décadence.
En 1854, la tenure seigneuriale est abolie. Le gouvernement paie des indemnités aux seigneurs pour la perte des redevances. Ces derniers deviennent propriétaires à part entière. Les censitaires demeurent locataires mais disposent de l'opportunité d'acheter la ferme. Toute la province est désormais gérée selon la tenure anglaise où l'État vend, à ceux qui en ont les moyens, des terres et les ressources minérales, forestières ou hydrauliques qu'elles contiennent. Le capitalisme triomphe donc du dernier bastion du féodalisme au Canada.