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Micheline Lachance, Lady Cartier, Québec-Amérique, Montréal, 2004, 525 pages.
Il en est des livres comme des vins… Certains sont des grands crus, d’autres
le sont moins. Il y a plusieurs demeures dans la maison des lettres. De toute
évidence, le dernier livre de l’auteure est le fruit de goûteuses et généreuses
vendanges. Les qualités viticoles supportent bien la comparaison avec les œuvres
littéraires car, l’un et l’autre de ces univers, commandent soins, attention,
patience et consistance. «Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage»,
disait Boileau. Rien n’est plus agréable à lire qu’une main d’écriture aguerrie
aux subtilités de la langue, cela coule alors de source et comble d’aise un
lecteur qui ne cesse d’en redemander. Plus une langue est dépouillée croyait
Colette, qui le répétera ad nauseam à Georges Simenon, ce liégeois qui fut sans
doute la belle plume du XXe siècle, plus la littérature en regagne.
Ce roman historique québécois consacré à une époque et des personnages, parmi
les plus déterminants du Canada-Français et du Québec, n’est rien de moins qu’un
authentique chef d’œuvre. Il traversera, certainement, on peut sans crainte
miser là-dessus, le temps et les générations tant il a été construit à partir
des éléments les plus porteurs qui soient dans le monde des lettres. Rien n’y
manque pour accrocher l’attention et l’admiration. Une histoire merveilleusement
racontée, voilà ce que c’est. Chacun des mots qui animent cette œuvre a été
méticuleusement choisi comme autant d’images qui interpellent; l’harmonie qui
s’en dégage convie le lecteur à se transporter dans une aventure qui ne peut que
le délecter et qui lui procurera autant de plaisirs que de savoirs. Ce qu’on
apprend dans ce livre ne cesse d’étonner. Comment se fait-il qu’il aura fallu
attendre un roman comme celui-là pour que tout un peuple puisse revivre, près
d’un siècle et demi plus tard, ces moments fondateurs de notre état de servitude
que fut la Confédération de 1867 ?
Micheline Lachance a déjà connu un immense succès de librairie avec sa Julie
Papineau qui a fracassé des records de vente. Son Lady Cartier s’inscrit, ne
serait-ce qu’au seul plan de la chronologie historique, dans le sillon de son
ouvrage précédent qui concernait, lui, la période des Patriotes de 1837-1838.
C’est celle de la Confédération de 1867 qui constitue la trame de fond de ce
livre qui vient d’apparaître sur les rayons des libraires. On se rappelle
qu’après les «troubles», Londres avait imposé, en 1840, un nouveau régime
politique, celui de l’Union, où le Bas-Canada (1791-1840) a été carrément annexé
au Haut-Canada dans le but avoué de le banaliser et de l’assimiler, d’angliciser
toute une population si différente par la langue, l’histoire, la culture et la
religion.
L’Union avait été tissée avec les matériaux de l’injustice la plus flagrante
alors que le Bas-Canada, pourtant plus populeux et plus riche, que son voisin
qui croulait sous les dettes, avait dû se contenter de la parité parlementaire
(même nombre de députés pour les deux colonies) et assumer le déficit du
Haut-Canada. Voilà en quels termes le colonialisme anglais a volé le Québec… Qui
plus est, la langue française avait été proscrite (elle le demeurera jusqu’en
1848); la langue de tout un peuple avait été ainsi bannie des affaires publiques
et parlementaires. N’est-ce pas là un crime contre l’humanité ? Ce régime inique
s’il en est et qui dura plus d’un quart de siècle, ne fonctionnait même pas. Les
gouvernements tombaient l’un après l’autre, incapables qu’ils furent de
conserver l’appui de la majorité de la chambre des députés. Comme l’Italie de
l’après Deuxième Guerre mondiale, les Canadas-Unis du milieu du XIXe siècle
s’embourbèrent dans les dédales sans fin de la lutte des partis et de leurs
factions. C’est alors que s’est dessinée la nécessité de suppléer à ces
carences.
George-Étienne Cartier, l’anti-héros de ce roman, est né sur les bords du
Richelieu, à Saint-Antoine en 1814, il mourra à Londres, en 1873. En 1837, il
sera avec le Dr Wolfred Nelson à Saint-Denis, lors de la fameuse bataille, dont
il se sauvera lâchement, soi-disant pour aller chercher du secours de l’autre
côté de la rivière qu’il traversera à la nage. Il n’est jamais revenu… Il prit
le chemin de l’exil et ne rentra au pays qu’après l’amnistie générale de juillet
1838. Il avait vingt trois ans. Il réussit à se servir de cela pour faire
avancer sa carrière mais, par la suite, il reniera souventes fois son passé
patriote et il deviendra un farouche partisan de la politique britannique. Il
développera une anglomanie caractérisée.
Il fera sauter le «s» de son prénom pour faire plus anglais. Il parlait anglais
jusqu’avec ses serviteurs canadiens-français, il tenait même à avoir un accent
anglais pour faire encore plus «british», entrelardant toutes ses phrases
d’expressions anglaises. Tout un pistolet ! Malgré cela, il sera la vedette
politique de son époque. Il fut le premier des Trudeau, mais un Trudeau bleu.
Comme l’autre, il aurait pu être caille ou encore même mauve si les
circonstances s’y étaient prêtées. Il s’alliera aux plus francophobes des
Canadiens, aux racistes les plus arrogants et les plus violents, comme George
Brown, le fondateur de Globe de Toronto et chef des «grits», les rouges du
Haut-Canada qui mangeaient du Canadien-Français à toutes les sauces… Cartier
concocta avec John A. Macdonald, qui pourtant le méprisait et le méprisera
encore davantage, le projet diabolique que Londres adopta en 1867. Le Canada des
Rocheuses, c’est l’œuvre de Cartier comme une offrande à la puissance
britannique. Il sera fait baronnet par Victoria, celle-là même au nom de
laquelle les Patriotes ont été pendus. Cette élévation nobiliaire a elle aussi
une histoire qu’apprécieront vivement ceux qui liront le livre.
Le génie de Micheline Lachance réside, sans s’y confiner, dans le fait que
l’être de ce roman historique tourne autour des femmes de l’entourage de ce
triste sire, ce qui donne à l’ouvrage un caractère fort original et fécond. Nous
savons encore si peu de choses sur la vie féminine au XIXe siècle, malgré, il
faut le souligner, et c’est avec plaisir que nous le faisons, des études
fondatrices d’un mouvement de recherche intellectuelle devenu incontournable.
Mais ici l’approche est celle de la romance en son sens le plus net. Quand
Cartier revint d’exil, après l’amnistie accordée aux Patriotes, en juillet 1838
(voilà encore une fois un exemple qui valide la perception que la réalité
dépasse parfois la fiction), il fut accueilli généreusement par un libraire
patriote, le rouge dont il épousera même la fille, Hortense, l’héroïne du livre.
Édouard-Raymond Fabre, c’est un des Chefs Patriotes les plus en vue. À Montréal,
sa boutique de livres est depuis longtemps un lieu de rencontre des militants
habités comme lui des idées maçonniques et patriotiques. C’est le complice de
Ludger Duvernay, fondateur de la SSJB, que Fabre présidera en 1850. Auparavant,
il sera aussi de la société secrète «Aide-toi et le ciel t’aidera», dont nous ne
savons encore que bien peu de choses sinon qu’elle visait à réveiller la
population. Il fut aussi maire de Montréal. Patriote impénitent, homme public de
premier plan, dont nous attendons toujours le biographe, Fabre ne plia jamais
l’échine devant les affronts de la minorité coloniale anglaise. Alors que
Cartier se bousculera aux portillons de l’écrasement et de la soumission, les
Fabre redresseront la tête pour combattre l’infamie.
La vie politique déchirera littéralement la famille de Cartier qui est passé du
côté de ceux qui ont renié le programme patriote pour faire alliance avec les
Anglais et brûler ainsi le drapeau tricolore pour arborer les couleurs du
maître… Ce drame un jour sera certainement porté à l’écran et le plus tôt sera
le mieux, car c’est le drame du Canada tout entier qui, dans toute sa vénalité,
se déploie sous nos yeux, avec les sempiternelles défaites accumulées d’un
peuple dépossédé des instruments de son développement. Les peuples conquis sont
condamnés à la médiocrité… Cartier est un vire-capot qui méprisera désormais le
Papineau qu’hier encore il adulait. Deux drames sont relatés dans ces pages,
l’un politique, l’autre plus intime. La vie privée de ce père de la
Confédération canadienne est faite de mensonges, de faux-fuyants et de
dissimulation.
Il y aura deux madames Cartier, deux cousines, presque des sœurs, dont
l’affrontement et la rivalité constituent le noyau de l’ouvrage. Une de ces
dames vit à Montréal, avec ses filles, tandis que l’autre, très riche et
indépendante, Luce Cuvillier, fille d’un prospère homme d’affaires, rejoint
constamment son amant George bien-aimé, à Québec, à Toronto, à Ottawa, à New
York, à Washington, à Londres etc. Tout le monde sait que cette dernière «Madame
Cartier», que l’on voit partout dans les salons officiels, n’est pas la vraie,
qu’il y en a une autre terrée dans sa maison du Vieux Montréal… Tandis que
Cartier méprisera violemment les convictions politiques de sa légitime, il
estimera au plus haut point les conseils et les avis de sa maîtresse qui le
conduiront à de plus en plus d’obséquiosité face à l’autorité britannique.
Les Fabre sont aux antipodes de cette philosophie des courbettes devant un
conquérant qui ne mérite en rien le respect. En une phrase, Cartier détestait sa
belle-famille qui le lui rendait bien. La franchise des échanges et la liberté
d’expression de cette époque et de ce milieu bien singulier des mœurs
québécoises, font ressortir brillamment des types de femme qui s’affirment et
revendiquent. La pauvre Hortense n’aura pas de chance avec son mari mais cela ne
l’empêchera pas d’être une femme déterminée, n’ayant pas froid aux yeux et
animée de principes patriotiques et progressistes qui font honneur à sa famille
et qui ont le don de déplaire vivement à George, pour lequel elle agit comme une
conscience, qui ne cesse de le rappeler à l’ordre, en défendant constamment le
point de vue patriote qui est aussi celui du peuple… Les filles du couple sont
au centre de cette intrique. Enfants d’un premier ministre, ces demoiselles ne
sont pas dupes des fourberies de leur père qu’elles voient ostensiblement aimer
une autre femme que leur mère.
Il faut lire ce Lady Cartier afin de mieux comprendre l’histoire de la naissance
de la Confédération canadienne et les divers versants d’une saga politique et
matrimoniale marquée au coin de la trahison et de la félonie. Un détail parmi
mille : le lecteur verra aussi qu’il n’aura pas fallu le 30 octobre 1995, pour
que le Canada vole les élections au Québec. Le Canada c’est le royaume des
fraudes électorales et référendaires… et ce, depuis sa soi-disant fondation en
1867. Le scandale des commandites a des sources historiques bien identifiées que
cette biographie romancée signalent comme autant d’expressions de la tutelle du
Conquérant…
Gilles Rhéaume
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